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blues duet | paul


Walter Davis

Walter Davis
Einsicht | Autres

Revelio

MessageSujet: blues duet | paul   blues duet | paul EmptyDim 11 Mar - 7:44

Il ne pouvait décemment pas lui en vouloir de prendre ses précautions. Oh non ; le BIMI encourageait avec zèle l’extrême prudence parmi les siens, et comme Walter l’avait appris (durement parfois) durant ses années de service, il était à l’occasion bon de souffrir d’un brin de paranoïa, assez justement dosée pour éviter l’écueil du délire -ou du relâchement fatal. Comme il le savait maintenant, il suffisait parfois d’un souffle, d’une rumeur, d’un seul grain de poussière pour faire s’écrouler tout un édifice ; et l’Allemagne, avec ses fondations entamées par la Guerre, la crise, se trouvait particulièrement fragile, se repliant sur elle-même, cultivant son microcosme. Et la noblesse qui trônait au sommet de cet univers, de longues lignées intrinsèquement liées par les décennies de voisinage, de mariages, d’alliances diverses, se faisant mur imprenable dès que l’ennemi commun, celui de l’extérieur, se présentait à leur porte ; redevenant capharnaüm chahuteur, mesquin, aussitôt la menace évanouie. Comment faire ses affaires discrètement au centre d’une telle toile d’intrigues ? Walter, qui commençait après quelques semaines de terrain (et de nombreux froncements de sourcils perplexes) à saisir la teneur de ce nouveau monde, goûtant par la même à ce concept d’aristocratie désuet à ses yeux de bon self-made man, ne pouvait que comprendre la démarche précautionneuse de Till.

Il jeta un coup d’oeil à sa montre, indiquant l’heure à six différents endroits du globe, dont Berlin calfeutrée juste sous New York. Juste sur sa gauche, un gloussement équivoque se fit entendre, suivi de messes basses, et d’autres rires.

Tout de même le faire attendre plus d’une heure dans une maison de passe, semblait-il la plus fréquentée du pays, c’était à se demander si Sternberg ne cherchait pas à tester ses nerfs, sa moralité, ou encore savait-il, son adaptabilité dans toutes les situations possibles. Les deux derniers rendez-vous, tous deux soldés par l’absence brillante du politique (qui toujours ensuite lui expliquait le pourquoi du comment avec une politesse rudimentaire -il n’était pas venu pour des raisons qu'il comprendrait, il ne s’excusait pas, il lui enverrait un autre hibou quand l’heure viendrait), s’étaient pris dans des lieux tout aussi atypiques (un petit salon de thé à la décoration florale et délicate, fréquenté par d’aimables grands-mères accompagnées de leur caniche ou angora ; des bains turcs où Walter avait sué pendant trois-quarts d’heure, se gardant bien d’ouvrir trop les yeux à travers les vapeurs du hammam), là où on s’attendait le moins à voir le museau de fouine de Herr Sternberg. C’était sûrement l’objectif. Et pour cette fois, Walter pouvait remercier Till, au moins, d’avoir choisi un établissement n’affichant pas trop clairement ses couleurs : il savait car il voyait, mais qui gardait les yeux clos ne distinguait qu’un bar aux boissons ambrées, tantôt pétillantes ou enflammées, des employés au sourire aimable, mais encore réservé, évoluant au milieu d’une clientèle chic, discutant tranquillement autour d’un verre et d’une cigarette. Si la Cardinale décidait de faire un tour par sa vision, au moins ne verrait-elle qu'un peu de décadence tout à fait acceptable.

Le couple à la gauche de Walter se leva, et l’Américain les suivit brièvement du regard ; comme d’autres, ils disparurent à l’étage, engloutis par un endroit secret dont il devinait néanmoins aisément les mystères.

Un autre coup d’oeil à sa montre, cette fois involontaire.
Il était bientôt midi à New York. L’activité commencerait à peine à ralentir au BIMI, et Don sortirait son sandwich, sans quitter même les yeux de ses papiers, Rusty passerait immanquablement devant la porte du Troisième, pour la cantine -peut-être sans s’arrêter, maintenant que Walter n’y était plus pour l’y accompagner ; dans son bureau, son père s’apprêtait sûrement déjà à régler les dernières affaires de la matinée, pour rejoindre Mary et la famille au séjour ; et sur Manhattan, Daisy en bas de son office, en sortant comme une flèche pour aller s’acheter du tabac, le journal, et remonter aussi sec pour engloutir un café corsé. Elle pesterait contre le froid de New York, secouerait la neige de son manteau épais, et reprendrait sa course comme si de rien n’était.
La vie n'avait pas dû beaucoup changer.

Il n’avait pas touché à une cigarette depuis des années ; le tabac dans sa poche faisait office d’accessoire, avec une seule roulée, occasionnellement exhibée au nez de la société -replacée au même endroit, intacte, sitôt le rideau tombé.

C'était beaucoup trop naturel, cette envie subite d'allumer enfin la cigarette, atterrie comme par magie entre ses lèvres pincées. Le tabac de toute façon ne pourrait pas plus être amer que les souvenirs, ressassés entre les gloussements d'expectative, et l'écho de soupirs déjà oubliés ; tout encore trop frais, trop indigeste, pour ne pas se laisser aller à une minute (peut-être deux), à une cigarette d'un blues relativement dosé. Till pouvait, on ne savait jamais, encore arriver.

Excuse me, fit-il à sa droite en oubliant momentanément où il était, le barman occupé à prendre commande, sa gauche fraîchement désertée. Un homme, âgé, très, mais pas encore assez peut-être pour ne pas pouvoir grimper les marches menant au second étage ; trop néanmoins peut-être pour comprendre son américain mâchouillé. Entschuldigen Sie... Du feu, vous avez ? Il mima le geste pour accompagner son allemand misérable (il n'avait pas à beaucoup forcer), en profita pour sonder, et enregistrer comme une nouvelle donnée le visage du questionné. Vieux, vraiment ; mais quelque chose pétillait encore dans son regard qui était loin d'être de la sénilité.

Paul Lindemann

Paul Lindemann
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Revelio

MessageSujet: Re: blues duet | paul   blues duet | paul EmptyDim 11 Mar - 12:57

On perd rapidement la notion du temps à Vivejoie. Soudain le monde n'est plus que froufrous de jupons et d'effeuilleuses qu'on effleure à peine du bout des doigts, plus qu'une valse alcoolisée qui laisse dans la gorge l'impression d'être un humain devenu cendrier. Cigarette après cigarette après cigarette, on laisse tomber la cendre et sa dignité avec, parce que plus rien n'a d'importance.
Paul pensait qu'il se remettrait vite d'Hilda. Trop vieux pour en avoir quelque chose à foutre, pas vrai ? À son âge, les amours, ça va et ça vient ; ça meurt vite surtout. Puis il a toujours su qu'elle finirait par bien lui échapper, son bel oiseau de feu, à se précipiter dans la furie d'un avenir bien plus grandiose que tout ce qu'il pourrait lui offrir et de prime abord, il pensait pouvoir accepter l'idée. C'est plus difficile quand c'est lui qui a mis fin aux choses. Va-t-en, qu'il lui a dit ce soir-là, va-t-en et ne reviens pas. Parce qu'elle est à l'Einsicht. Parce qu'elle est un monstre. Mais vieux con, tu ne vois pas que toi aussi, tu en es un ? Après avoir passé ta vie entière à te battre contre ceux qui veulent te haïr pour ce que tu ne peux pas contrôler, voilà que tu fermes la porte au nez d'une femme que tu aimes simplement parce que vos idées divergent ? Vieil imbécile, vieil as de pique désormais enfermé dans ton marasme absurde, tu mérites bien ta douleur et ta peine.
Paul passe presque toutes ses nuits dans Vivejoie. L'esprit s'y laisse porter par la musique et les lumières dans un monde plus clément où les choses sont plus simples, où les hommes ne sont ni fous ni stupides. Il palabre avec les hommes et les femmes qui travaillent dans les cabarets, offre le champagne, offre des bijoux, s'acoquine parfois plus longuement avec l'une ou l'autre de ces papillons de nuit. Parfois, le jour, on en retrouve une à son bras dans une galerie d'art ou au restaurant où il a ses habitudes. Rien n'est jamais aussi beau de jour. C'est dans la lumière ambrée et feutrée des cabarets qu'il les préfère, qu'il se préfère. Le clair obscur cache bien des défauts, y compris les siens, y compris ceux du cœur.

On se lasse de tout.
Ça fait presque un an qu'il traîne sa vieille carcasse à Vivejoie tous les soirs à la recherche d'un peu de chaleur et de distraction. Un an qu'il passe ses nuits à applaudir l'art burlesque des cabarets et à se saouler en toute élégance, à vider sa blague à tabac à un rythme inquiétant. On se lasse de tout, même de la nuit. Penser à Hilda ne fait plus aussi mal qu'avant et Paul se dit que peut-être il pourra bientôt revenir au monde des vivants, de ceux qui vivent le jour et rient et sourient, et qu'il est plus que temps de fermer la porte de l'au-delà. Il n'y est pas encore. Mourir, c'est un truc de jeunes, de toute façon.
Ce soir c'est un peu son dernier hourra, le chant du cygne qu'il s'accorde. Hier, c'était pareil, avant-hier aussi. C'est la dernière, promis. Et puis il se dit qu'au fond il n'a pas grand-chose de mieux à faire de sa soirée et que ce serait bête de passer son temps à regarder dans le vide ou à relire le même bouquin pour la dixième fois. Sa bibliothèque est vaste, très vaste, et pourtant il n'y trouve plus rien de goûteux ou de nouveau. Rien qui le fasse vibrer. Pour sûr que ça aiderait si ses yeux y voyaient moins flou et qu'il n'avait pas besoin de ces énormes lunettes pour espérer distinguer les mots les uns des autres, mais Paul est trop pragmatique pour penser que c'est la seule raison. Il sait bien ce qu'il se passe. Il se connaît, le vieux bouc, il connaît son cœur comme le fond de sa poche, mais ça ne suffit pas pour trouver la force d'y faire quelque chose.
Alors le voilà accoudé à un bar, une cigarette entre les doigts, un whisky écossais devant lui, les yeux mi-clos et les lèvres étirées en un sourire de chat satisfait. La musique est juste décadente ce qu'il faut, comme un prélude à l'enfer, une invitation au péché toute en subtilité. Ce cabaret, c'est peut-être son préféré. Subtil et dantesque à la fois, parce qu'il n'affiche pas sa perversité, ne cherche pas à se faire une deuxième Gomorrhe. Ici ils ont compris que la dépravation se doit d'être feutrée pour pouvoir être violente.
Paul dodeline de la tête au rythme de discrets soupirs d'alcôve.

Du feu, vous avez ?
L'accent lui est familier, le langage aussi. Américain. Il n'a jamais aimé les Américains, pas depuis qu'il a appris l'histoire du continent. Depuis qu'il a appris comment une bande de bons petits blancs pétris de leur propre importance se sont amusés à massacrer tout une population pour s'établir à sa place, alors qu'il y avait bien assez d'espace pour tout le monde, tout ça pour des questions de couleur de peau. Depuis qu'il a appris comment le pays a construit sa prétendue grandeur sur les dos lacérés par le fouet d'hommes et de femmes ramenés d'Afrique dans des bateaux bien trop remplis, traités comme moins que des animaux, arrachés à tout ce qu'ils aimaient et connaissaient. Comment peut-on se croire la plus grande nation du monde quand on s'est élevé sur la souffrance d'autrui ?
M'enfin, Paul est trop bien éduqué pour envoyer paître un homme sous le simple prétexte qu'il est Américain. Le pauvre vieux a l'air ailleurs, noyé dans une nostalgie que Paul ne comprend que trop sans même en connaître les détails, et un instant durant le vieil anarchiste s'adoucit un peu.
« Tenez, mon vieux, » sourit-il en tendant un paquet d'allumettes à l'autre. Un truc de moldu, qu'on lui dit souvent d'un ton moqueur. La plupart des sorciers allument leur cigarette avec leur baguette. Paul trouve ça vulgaire. « Vous avez fait une sacrée trotte pour venir picoler dans un cabaret. Y en a pas des comme ça chez vous ? » La remarque est accompagnée d'un sourire presque mutin, pas méchant pour deux sous, et Paul s'allume une énième cigarette à son tour. Il a assez bu pour parler anglais sans hésiter toutes les trois syllabes, c'est dans cette langue qu'il reprend, se foutant superbement de ses erreurs de grammaire.
« On n'a pas non plus en Autriche. Ils disent, que indécent c'est. Blödsinn. Êtes-vous ici depuis longtemps ? »

Walter Davis

Walter Davis
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Revelio

MessageSujet: Re: blues duet | paul   blues duet | paul EmptySam 17 Mar - 8:03

« Thank you », en anglais, sans se forcer plus à son allemand médiocre. Avec un hochement de tête, Walter se saisit du paquet d'allumettes. Il avait bien contre lui son étui à baguette, juste sous sa veste, mais cette fumée paresseuse, typique du blues, le poussant peut-être à la nostalgie, lui faisait retrouver ses réflexes de Non-Maj. Et peut-être avait-il juste besoin d'un peu de compagnie.  « Vous avez fait une sacrée trotte pour venir picoler dans un cabaret. Y en a pas des comme ça chez vous ? » Il alluma sa cigarette, et rendit l'étui à l'inconnu, reportant sur lui une attention parfaite, se murant encore dans une couche d'impassible ; Till pouvait encore arriver. Walter était surtout un agent double au rôle encore instable, manquant de fondations premières, et il le soupçonnait d'informations essentielles connues seulement des natifs d'Allemagne. Il n'avait jamais vu pareille coallition avant d'arriver en Europe : une coallition secrète, où tout le monde se serrait les coudes sans avoir l'air d'échanger une ombre de murmure. Il avait l'impression qu'il ne comprendrait jamais vraiment complètement cet instinct de famille, où tout le monde se gardait jalousement des percées extérieures. En Amérique, tout était plus simple : plus franc, plus honnête -plus braillard, plus expansif. On ne l'avait jamais habitué à la discrétion et on l'avait encore moins préparé au caractère taiseux du peuple germanique. Austère, avait-il d'abord cru. Avant les sourires, et l'anglais facile -et ce cabaret à la joie en alcôve, peuplé de rires.

Les rôles semblaient s'être inversés ; l'inconnu causait avec une mutinerie d'enfant, alors que Davis se contentait du minimum -il usait aussi de toutes ses forces pour ne pas tousser comme un débutant à sa première bouffée de cigarette. Libératrice, au-delà de tout espoir ; mais un peu trop pour sa pauvre gorge de non-fumeur sur le long terme.  « Pas vraiment non. » Sa gorge le grattait, il profita du goût de cendre un peu passé du tabac dans sa bouche ; il connassait bien les rues de New York, sorcières comme moldues, et de nom certains établissements moins bien fâmés, d'autres où il avait déjà mis les pieds. Mais les divertissements se faisaient rares, bannis de la bienséance américaine sorcière -on ne se débauchait pas comme les Non-Maj, qui s'en mettaient de partout dans le dos de leur prohibition prétexte. La plupart du business se fasait dans la rue, sans les danses et les pirouettes. « On n'a pas non plus en Autriche. Ils disent, que indécent c'est. Blödsinn. Êtes-vous ici depuis longtemps ? » La conversation de l'Autrichien -ils étaient donc deux étrangers échoués au bar d'un cabaret, seuls à s'échanger des allumettes- se faisait douce, chaleureuse, invitant au réconfort comme un immense verre de Bierraubeurre. Il se méfiait encore -il se méfierait toujours- comme quand les choses étaient trop simples et faciles ; ce n'était même plus une déformation professionnelle, car il était officiellement en mission, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et surtout quand il se trouvait autour d'un verre. S'il n'y avait pas eu cette répulsion nationale pour la métamorphose des corps, que Walter commençait à saisir elle aussi, peut-être même aurait-il envisagé de trouver derrière le vieux monsieur la frimousse de fouine de Till.

Blödsinn. Walter eut un morceau de sourire, hésitant entre amusement et profonde ironie. Les fautes de langue de l'inconnu quant à elle ne lui sautaient même pas aux oreilles ; il y avait là-dedans quelque chose de charmant, rendant leur langue chantante et candide, loin de l'habituel américain railleur, imbus de sa propre grammaire. « Ca fait quelques semaines tout juste, je suis là pour affaires. » Il sentit une sueur nerveuse tenter une sortie sur son épiderme ; c'était le début du mensonge, ou plutôt la suite continue d'une longue série de bobards professionnels vieille de vingt-cinq ans. Walter glissa sa cigarette entre ses lèvres, frémit presque à sa douceur amère, et tendit une main ferme à son acolyte d'allumette, retrouvant un peu de sa verve. « Walter Davis. Veuillez m'excuser, mon allemand est très mauvais, je suis en train d'apprendre. Sehr erfreut. » Il sourit un peu plus franchement, enrobant son allemand de rondeurs paresseuses, et reprit : « Et vous, ça fait combien de temps ? L'Allemagne, pas les cabarets. » Une toux légère le secoua, et il la savoura autant que le reste ; ce ne serait qu'une cigarette d'un soir, pas plus -il ne pouvait pas réellement se permettre plus.

Paul Lindemann

Paul Lindemann
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Revelio

MessageSujet: Re: blues duet | paul   blues duet | paul EmptyLun 19 Mar - 18:22

Deux étrangers accoudés au comptoir d'un cabaret berlinois, discutant en demi-teintes du monde et de ses bizarreries – Paul songe que c'est peut-être la plus belle représentation de la capitale allemande à laquelle il puisse songer. Son regard se perd un instant sur la faune du troquet, détaille la robe lamée d'or de celle-ci, le foulard piqué d'argent de celui-là. Poudre aux yeux que ces beautés artificielles arborées le temps d'un soir pour voir autant que pour être vu et pourtant, le vieux nécromage y trouve son compte et se prête au jeu avec le même enthousiasme qu'à ses vingt ans. Peut-être plus encore, maintenant qu'il en comprend les subtilités, maintenant qu'il sait réellement ce qu'est l'hédonisme.
Un sourire doux et nostalgique s'étire sur ses lèvres comme il pense à de nombreux regrets, qu'il noie aussi sec dans une gorgée de whisky.
« Ah, c'est vrai. Les Américains et la morale, » répond-il d'un air goguenard à l'affirmation de l'autre comme quoi il n'y a pas vraiment de cabarets chez lui. Il a oublié, un instant. Dieu sait pourtant que c'est une des mille flèches qu'il tire lorsqu'il s'agit de critiquer l'Amérique, ce dont il se prive fort rarement. « La... comment dites-vous, déjà ? La Prohibition et ces conneries. Comme si ça empêchait les gens de faire ce qu'ils veulent, ils le font juste cachés. J'espère, que ce jamais ici comme ça sera. Non, attendez. Ach, Scheisse, » grommelle-t-il entre ses dents, « passé des années à Londres, tout ça pour parler comme un inculte. »
Paul n'aime pas ses faiblesses. N'aime pas oublier un langage qu'il a tant parlé. Il s'inquiètera vraiment quand il perdra son français, là, ce sera le début de la fin. En attendant, il peut bien râler un peu avec une mine joviale, ça ne mange pas de pain. Il n'a rien à prouver à l'autre étranger de toute façon et ne cherche pas à s'en faire un ami ou un ennemi, n'a pas d'attentes particulières, profite simplement d'une conversation volée au temps. C'est reposant. Tellement reposant.

Paul prend la main tendue par le compagnon d'un soir et lui offre une poignée ferme et chaleureuse, plus ferme qu'on ne l'imaginerait d'un homme de son âge. Son éternel sourire joyeux a retrouvé sa place épinglé aux cieux de son visage et le voilà qui oublie déjà son agacement face à l'anglais qui disparaît.
« Pleased to meet you, Walter Davis. Je suis Paul Lindemann. » Reposant, là encore, de savoir que l'acolyte d'un soir ne connaîtra pas ce nom et n'en tirera aucune conclusion hâtive. Il n'est pas question de parler des chats morts sur le pas de sa porte ni des rumeurs qui lui attribuent la mort de ses trois épouses, pas non plus de grands ronds de jambe destinés à lui soutirer un peu de sa richesse qu'il donne très volontiers, pas de curiosité mal placée. Pour une fois, Paul Lindemann n'est qu'un pilier de bar comme un autre et en tant que tel, le voilà qui commande son troisième whisky de la soirée. À son âge, ce n'est sans doute pas bien raisonnable. Il s'en fout.
L'alcool, c'est un peu la seule chose qui lui réchauffe le creux du ventre quand il est seul dans son lit le soir, longtemps après les expériences nécromagiques qu'il s'efforce de pratiquer chaque jour sous la houlette du Majordome. Il aurait bien aimé qu'on lui dise à quel point vieillir est une saloperie. On voit sa famille crever, puis ses vieux copains, et on perd chaque jour un peu plus la mémoire et le contrôle de son corps. On se retrouve à se pisser dessus quand on éternue. On n'ose plus partir marcher pendant des heures au risque de ne jamais pouvoir revenir. On doit s'allonger pendant des heures pour récupérer, sans pouvoir dormir. Et, bien sûr, l'immense solitude. Paul a beaucoup d'amis, de connaissances, de maîtresses, Paul n'est pas seul et pourtant – et pourtant rien de tout ça n'est réel. Il n'a plus ni l'esprit ni le cœur d'invoquer la réalité d'une autre personne.
Cette soirée au comptoir d'un établissement aux mœurs légères est une parenthèse agréable dans sa noyade progressive.
« Combien de temps, heh ? » Il répète souvent les questions qu'on lui pose, Paul, c'est sa façon de s'assurer qu'il a bien compris. « Oh, ça doit bien faire... Vingt ans ? Plus ? À mon âge, on ne se souvient plus très bien de ce genre de chose. » Il en rit, prend une lampée de whisky, fait un clin d'oeil. Comme si ça ne le bouffait pas de l'intérieur. « Les cabarets, beaucoup plus longtemps. J'ai commencé jeune, j'ai de l'entraînement. »
Les dernières cendres de la cigarette tombent sur la table, il les contemple pendant une seconde ou deux avant de les chasser d'un revers de la main.
« Vous vous faites à la vie allemande ? Berlin n'est pas la ville la plus facile pour commencer son séjour ici. Elle a tendance à bouffer les gens et à les recracher à moitié digérés. Mais vous avez l'air d'avoir la carrure qui va bien. »

Walter Davis

Walter Davis
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MessageSujet: Re: blues duet | paul   blues duet | paul EmptySam 14 Avr - 7:48

Walter, avec un hochement de tête, serra la main de Paul Lindemann. Son intuition lui disait que c’était un nom qu’il n’oublierait pas de sitôt ; restait à voir de quelle manière il resterait dans un coin de sa mémoire. L’Autrichien sympathique qui l’avait accueilli d’un anglais écorché par ses origines, et surtout (il comprenait mieux maintenant la longueur exagérée de certaines voyelles, avalant le “r” si cher à ses compatriotes sudistes) un long séjour à Londres ? Ce dernier point intrigua l’Américain, rarement lâché hors du territoire de domination du BIMI (qui cherchait à englober jusqu’au Mexique, et aux pays du Sud, que l’organisation considérait sans le dire clairement avec une supériorité certaine). Avait-il trouvé refuge à Londres durant la Grande Guerre ? Ou avait-il choisi de passer un pan de son existence dans le brouillard pluvieux du Royaume-Uni ? Il se contenta d’un léger sourire à la mention de la Prohibition et de sa réalité manquée, retenu aux commentaires par sa position d’agent, et peut-être par un certain sentiment patriote. Son père l’avait nourri d’un nationalisme exacerbé, nuancé par ses années de calvaire dans les institutions du pays ; il n’en restait pas moins encore conditionné par les discours grandioses de Walt Senior, rabâché à ses oreilles durant ses jeunes années.

Paul Lindemann l’Autrichien venait de passer à Paul Lindemann vieux grigou des cabarets berlinois. Walter eut un léger rire, avant de tirer à nouveau sur sa précieuse cigarette. L’étincelle recommençait à vivre, tirée des marasmes de sa déprime latente par son naturel d’optimiste, et la compagnie enfumée d’un acolyte inespéré. Il lui demanderait plus tard comment il en était venu en Allemagne -il flairait un long récit aux accents dramatiques, car on ne partait jamais réellement sans raison de chez soi. C’était une histoire pour un troisième, ou deuxième verre de whisky bien entamé. « Je suis new-yorkais », répondit Walter, avec un sourire énigmatique, avant de reprendre : « Vous dites que Berlin recrache les gens à moitié, New York elle, les déchiquette complètement. Get successful or die trying, comme on dit. Je suis qualifié pour affronter n’importe quel coin du globe, alors Berlin, vous pensez bien... » Une petite ville encore abattue par les guerres ne pouvait pas lui faire de mal. Il y croyait, du haut de sa suffisance étrangère, conquérante, prêt à affronter le reste du monde après la force brute de New York ; il ignorait encore à quel point comme Paul l’avait prédit, l’Allemagne le dévorerait jusqu’à l’os pour le recracher complètement lessivé, fatigué de tout, avec dans son sillage une amertume seulement entrevue jusqu’alors.
« Vous reprenez quelque chose ? » Walt avait à peine touché à son verre, mais celui de Paul se vidait dangereusement. Il y avait peut-être là une légère déformation professionnelle : faire parler l’autre en lui déliant gentiment la langue à coup de whisky, cigarette, autre pêché mignon du commun des sorciers. Il aurait pu lui mettre une danseuse les genoux, mais Paul n’était ni une cible, ni une mission ; seulement un nouveau personnage dans son horizon encore limité de connaissances locales.
Il était aussi beaucoup trop tôt ; il aurait fallu attendre un troisième, ou un quatrième verre pour se saisir des charmes de l’endroit.

Walt fit tomber les cendres de sa cigarette dans le cendrier qu’il avait réclamé, avec la seconde boisson du vieux Paul. « Alors dites-moi, qu’y a-t-il à savoir quand on vient d’arriver ? Que font les vrais Allemands, où vont-ils ? » Quelles bourdes à ne pas faire ? Quelles informations pouvait-il grappiller, maintenant qu’il était sur le terrain ? L’intérêt se mêlait à la curiosité naturelle. « Si vous m’aidez à faire affaires avec les locaux, je suis même prêt à vous offrir un pourcentage. » Il eut un sourire légèrement amusé, sans franchement s’épanouir sur ses lèvres ; Walter l’homme d’affaires ne dévoilait que rarement pleinement ses belles dents de requin.

Paul Lindemann

Paul Lindemann
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MessageSujet: Re: blues duet | paul   blues duet | paul EmptyMar 17 Avr - 18:51

On serait naïf de penser que Paul ne voit pas le manège de son frère étranger, naïf d’ignorer la petite lueur dans son regard quand l’interlocuteur parle de lui resservir un verre quand le sien est encore presque plein. Ce n’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire la grimace et s’il n’a jamais travaillé pour aucun service secret ni pour aucun journal, il connaît néanmoins l’art d’enivrer un homme pour lui délier la langue. Pour endormir sa méfiance, pour arrondir les angles d’une lucidité un peu trop pointue. Paul aimerait dire qu’il n’a rien à cacher. Ça a peut-être été vrai, un jour, encore qu’il ait eu la malchance de naître avec une étoile à six branches pour le guider et que c’est un crime difficilement pardonnable. Aujourd’hui il y a bien sûr toutes ces choses qui dorment dans les entrailles de sa demeure berlinoise et s’éveillent pour de régulières danses funèbres, il y a les chats morts jetés sur le palier et les rumeurs qui courent sur les lèvres des uns et des autres, il y a les femmes qui se succèdent à son bras comme pour faire oublier celles qui sont tombées en disgrâce.
Et pourtant Paul accepte un autre verre, avec un demi-sourire qui ne se dit pas, avec la mine d’un chat qui vient d’attraper un canari et s’apprête à le boulotter très lentement. Il ne faut pas jouer avec la nourriture, qu’on dit. Surtout si elle est encore vivante. Mais bah, un verre de whisky, quel est le mal ? Il ne perdra pas pour autant ses moyens. L’alcool n’a d’effet que sur ceux dont le foie est encore suffisamment vaillant pour en discerner les méfaits, celui de Paul a rendu les armes il y a bien longtemps.

Succeed or die trying. Et ce petit insolent, ce petit rêveur de dire qu’après avoir survécu à New-York, il ne peut décemment pas s’inquiéter de Berlin. Paul ne le contredit pas. Vide son verre, laisse son regard s’égarer sur les courbes d’une femme, s’efforce de ne rien dire. Il connaît la jeunesse et ses illusions pour les avoir vécues, pour s’être laissé bercer de cette ridicule sensation d’immortalité qu’on a encore avant que ne tombent les ans ; il ne sait que trop à quel point il est illusoire de chercher à prévenir Walter Davis des dangers qui l’attendent. Il n’y croira que lorsqu’il sera trop tard.
Et il ne peut pas comprendre, pauvre new-yorkais, la différence entre une fourmilière grouillant d’une vie permanente, bruyante, organisée par une hiérarchie qu’elle seule connaît, capable certes de dévorer un homme avec le temps, et ce qui n’est ni plus ni moins que l’estomac du monstre. Il a déjà été avalé, le pauvre Walter, il ne reste plus à savoir comment il sera digéré. Il ne le sait pas. Ne le saura que trop tard. Alors Paul ne dit rien, sourit, remercie le barman pour son nouveau whisky.

« Ah oui, New-York, » se contente-t-il de murmurer du bout des lèvres à l’adresse du liquide ambré. « Jeune, frénétique, explosive. Jamais fichu les pieds, je préfère les grands espaces. L’Amazonie, la Cordillère des Andes. Mais New-York, ça a l’air intéressant. » Rien de plus. Peut-être que l’autre comprendra dans les mots qui ne disent pas tout ce que Paul essaye d’insinuer, peut-être pas. Peut-être comprendra-t-il que Berlin n’a rien à voir avec New-York, avec la jeunesse vibrante de ce qu’on appelle les Etats-Unis d’Amérique : Berlin est ancienne, aussi ancienne que les contes des frères Grimm, aussi dangereuse et mystérieuse et impénétrable que les forêts inexplorées du monde, et ses dangers sont bien plus féroces et subtils que ceux de la grande fourmilière.
Paul allume une nouvelle cigarette.
« Les vrais Allemands, hein ? » Il sourit, l’oeil pétillant. Sa tendance à répéter les questions en agace plus d’un. Il espère que Davis aura le bon sens de n’en rien montrer si tel est le cas. « Les vrais Allemands évitent ce vieux fou de Paul Lindemann comme la peste. » Et le voilà qui désigne les alentours pour prouver sa déclaration, montrant ce qui aurait pu n’être qu’une coïncidence, le rayon anormalement grand laissé autour d’eux par les autres convives du bar. On se tient loin du vieillard qui traîne avec lui la faux de la Camarde. Ça ne se veut même pas désagréable, beaucoup n’ont pas conscience de leur attitude vis-à-vis du vieil Autrichien, et il ne s’en formalise pas. Mais autant que Davis sache.
« Et puis ils savent qu’on entre à Vivejoie que quand on n’a plus grand-chose à perdre. Vous avez fait un sacré faux départ, l’ami. Ceci étant – j’imagine que je pourrais vous aider, oui. Vous donner des contacts. On m’évite mais on m’invite. Cherchez pas la logique. » Il ricane pour lui-même. Elle est pourtant évidente, la logique : on espère qu’il saura se tenir et donnera son argent et sa notoriété, on n’a pas de raison objective de lui refuser l’entrée des plus beaux salons et des événements sociaux de la saison, alors on lui envoie les petits cartons calligraphiés de circonstance en espérant qu’il refusera. Il ne le fait jamais. C’est mesquin, il le sait, mais rien ne le réjouit plus que la mine d’une comtesse qui avait espéré son refus lorsqu’il l’invite à danser la valse.
« Enfin, bien sûr, tout dépend du genre de contacts que vous cherchez. Et vous inquiétez pas du pourcentage. J’ai bien assez pour finir mes jours tranquillement et même être enterré couvert de billets si je voulais. Je vous aiderai par bonté de coeur. »
Quiconque connaît un peu le monde sait qu’il n’y a rien de tel que la bonté de coeur et qu’il s’agit simplement d’attendre d’autres formes de rétribution – des faveurs, des informations, des choses au fond bien plus précieuses que la monnaie au cours fluctuant. Paul, pourtant, n’y songe pas un instant et son sourire un peu malicieux demeure sincère alors qu’il offre ses services à un parfait inconnu. Pourquoi pas ? Ce sera toujours moins profondément ennuyeux que son quotidien.



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blues duet | paul

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